21.11.12



Électrocinétique du coeur.

"Aux siècles passés, les histoires princesses étaient racontées par des petits fouineurs sans états d'âme. Souvent, la fin était changée parce que les narrateurs, en vérité, ne savaient fichtrement pas ce qui avait pu arriver à la demoiselle en détresse, ni à ses longues jambes. Un coup sur trois, elle faisait office de repas à un dragon, et parfois, quand elle avait un peu de chance, elle finissait cloquée jusqu'à exploser, attendant solennellement qu'un nouveau monstre vienne la délivrer de son cher prince charmant. Ça c'était dans l'ancien temps, quand on ne connaissait pas encore l'électricité Maintenant, ce sont mes histoires, et elles vont être racontées par des journalistes puants. Selon leur légende, je serais tombé raide. J'aime pas trop qu'on raconte des bêtises sur moi, alors je vais mettre les choses au clair. Peut-être que je finirais entre La Belle au Bois Dormant et La Princesse Au Petit Pois, à la lettre P pour " le Petit Garçon Électrifié", dans votre bibliothèque municipale. Ça vaudra peut-être de l'or, et ça fera à coup sur quelque chose à raconter à vos gamins.

Je suis ici pour qu'on me recharge mes batteries. J'ai eu une panne, en pleine rue l'autre jour. Ils ont dit que j'étais tombé raide. A plat. Alors ils m'ont amené ici pour me ré-animer. Je crois que mon plan a fonctionné comme je le voulais. Je viens de me réveiller dans un lit aux draps écrus. Il grince. Chambre 11. 18 carreaux au plafond, et quatre barreaux sur la porte-fenêtre. J'ai envie de les ronger avec mes dents, mais je ne suis pas assez grand, alors je vais attendre qu'on m'ouvre. On va bien finir par m'ouvrir. Hein. Je ne sais pas depuis combien de temps ma carcasse est ici, mais je commence à trouver le tour d'horloge un peu long. J'ai mangé, ça c'est sur, il y'a cette odeur d'oeuf baveux qui se heurte violemment contre mes papilles, c'est dégoutant.
L'étape précédant le supposé repas forcé était un détour dans le bureau d'un homme à forte corpulence, étriqué dans son costume de velours noir. Habit qui, soit dit en passant, aurait pu lui servir de gant de toilette, tant il était petit. Ce monsieur m'a dit de m'assoir sur une chaise et de lui raconter des histoires de ma vie. Il devait probablement s'attendre à de grandes épopées, des batailles de corsaires au bac à sable, des combats contre le terrifiant cerbère de la voisine d'en face, parce qu'il m'a demandé de parler essentiellement des faits marquants de mon enfance. J'ai trouvé ça étrange parce que mon enfance, j'ai encore les deux pieds dedans, mais il avait l'air curieux alors je lui ai raconté que j'avais grandi avec mes parents dans une ferme à la campagne, en plein coeur de Ratwodere, un petit village. Elle était vraiment magnifique, cette ferme. Il y'avait des petites vaches, des petits moutons, des petits oiseaux, un petit Otto, et des grands Papa et Maman. Papa et Maman étaient heureux, comme le reste des animaux. Et puis il y'a eu ce problème... Ils ont été très malades tous les deux. Pas un seul degré de fièvre, ni de cheveu qui tombe. Non. Papa et Maman ont eu un soucis à leur coeur. Un coté n'était plus attiré par l'autre. Et quand l'un des deux pôles ne marche pas, l'autre non plus. C'est ainsi que l'unique coeur de Papa et Maman a cessé de fonctionner. Sans raison, d'un coup comme ça. On s'y attendait pas. L'enterrement était un jeudi, le coeur a été déposé à une trentaine de centimètres sous nos pieds. On était tous habillés en noir, les larmes au bord du vide, mais personne n'a apporté de fleurs.
Ce petit coeur brisé s'est décomposé puis répandu peu à peu dans le monde d'en dessous. D'abord il est passé par les larmes, ensuite par les flaques d'eau, puis dans les nappes phréatiques. Il a commencé à contaminer les vers de terre, les limaces et les animaux de la foret qui s'abreuvaient à la rivière. Et enfin, toute la population de Ratwodere. Il a semé cette horrible maladie qui s'appelait l'amour. Ça a fait des dégâts, vraiment beaucoup de dégâts. "Quelques dizaines de morts" selon le journal local. Un record depuis 1924.

Ce monsieur, avec sa paire de lunettes de travers et ses sourcils tombants, il m'a demandé de lui parler un petit peu plus de ce coeur sous terre. Il n'avait pas l'air de connaitre grand chose en dehors de son bureau grisâtre, alors j'ai décidé de lui dire la vérité. Nous avons du déménager à cause de la maladie. Il faut dire que c'était très contagieux, et je n'avais pas envie de tomber malade moi. Je l'ai vu se redresser sur sa chaise grinçante, les coutures de son costume prêtes à exploser, alors j'ai continué en lui disant qu'un jour j'y étais retourné. Par curiosité, comme ça, oui, je suis assez curieux comme garçon d'après le diagnostique de ma mère. Enfin, bref, j'y ai vu un arbre gigantesque à la place du trou que Papa avait creusé. C'était un arbre à coeur, sublime. Je me suis empressé de remplir mon cartable des petites fleurs rouges échouées au sol. Les genoux dans la terre, je m'amusais à les gonfler en soufflant dedans, et une fois rentré à la maison, je les faisais sécher dans un petit bocal en verre. J'ai encore du mal à comprendre pourquoi, mais ça a fait revivre un truc en moi. Un truc que j'avais perdu depuis ma contamination par ce que les habitués appellent le "divorce". Mes mains étaient pleines de poussière, les petits cailloux collaient à mes jambes, et mon coeur lui, a fait quelque chose d'incroyable. Il s'est remis à fonctionner. Le tic tac était de nouveau en marche et battait gaiement la mesure, alimentant ainsi mon organe à moi. J'en fus étonné, mais très heureux. Il y'avait cette pulsation en moi qui me faisait revoir la vie en couleur. Du coup j'ai commencé à emporter ce trésor partout avec moi. A l'école, chez le médecin, à la maison, Partout. Je n'avais pas d'amis, mais si j'en avais eu, je l'aurait aussi emmené chez eux. Les gens avaient du mal à comprendre, et j'ai eu beaucoup de reproches à cause de ça. Surtout de la part de Madame Colline, mon institutrice qui disait que ça perturbait les autres élèves. Mais c'était tout chaud en moi, à l'intérieur de ma cage, et c'était tout ce qui importait. J'ai réussi à cohabiter avec ces joyeux battements dansants dans mes veines quelques années. De belles années en plus.

Une fois, j'allais chercher le pain, et en arrivant sur le boulevard des Météorites, un homme m'a bousculé très violemment. Il ne s'est pas excusé, ni retourné, il a juste continué de marcher. Moi, je suis resté là, paralysé, à regarder mon bocal s'exploser contre le sol. Il y'a eu une fontaine d'éclats de verre. De gouttes se sont échouées sur ma peau, et ça a dessiné des petits ruisseaux rouges tout le long de mon visage. Il y'en avait partout sur le sol et le long du trottoir. Un massacre. Sauf que le monde entier n'en avait rien à faire, il n'a même probablement rien vu. Les passants ne se sont pas arrêtés, ils ne m'ont pas demandé comment j'allais, ils se sont contentés de piétiner mes fleurs pour courir après leur fichus bus en faisant crisser le verre contre leur semelles en bois. C'est comme si tout le silence à l'intérieur de mon bocal, et tout son vide gardé pendant des années au chaud dans le creux d mes bras, devenait un courant glacé qui pétrifiait tous mes membres. D'abord mes pieds, gelés. Puis mes jambes, immobilisées. Et mon coeur. Et mon coeur. Il s'est arrêté. J'étais une carcasse sous vide au bord de la vie.
Bon, il ne s'est pas arrêté complétement, il restait encore un peu de batterie. Sinon je serais mort, hein. Mais je n'en ai pas dit plus à cet homme. Il n'avait pas besoin de savoir ce qui s'était passé. C'est intime ça, la douleur. Ça ne se partage pas avec n'importe qui. En plus, sa moustache ressemblait à des mauvaises herbes sur un rocher de lèvres gercées, ça ne m'inspirait pas vraiment confiance. Et d'ailleurs, ça n'était même pas beau à voir. Mais il fallait qu'il m'administre certains soins pour que mon plan fonctionne. J'avais besoin de ce psychologue, il était le seul à détenir le pouvoir qu'il me fallait. Alors pour qu'il s'intéresse à moi, j'ai commencé à faire mon intéressant quitte à tomber dans les clichés. Pour etre un minimum crédible, je devais faire ce que tous les autres font dans ce cas-là. J'ai donc mordu mon siège, fait tomber ses crayons et puis je me suis jeté sur lui. Tout simplement. Je me suis dit qu'il ne fallait pas que j'en rajoute non plus, si j'étais dans son bureau c'était déjà parce que mon cas était repéré. Si je répète cette action deux ou trois fois encore, il devrait craquer et abuser de son pouvoir magique. Celui qui allait refaire fonctionner les montagnes russes dans mon coeur.

Ce qui je ne lui ai pas dit parcequ'ils m'ont ramené de force ici, c'est que suite à cet incident, celui du bocal, j'ai préféré rester quelques temps chez moi. Dans ma chambre je veux dire. La cabane en dessous du lit, avec une couverture, et deux oreillers. Il fallait absolument que je retrouve un moyen de faire fonctionner mon coeur. J'étais dans le négatif, et il me fallait du positif. J'ai fait une réunion d'urgence avec mes compagnons. L'armée de petits soldats, Eliott le poisson rouge, et le tigre en peluche. Je les ai convoqué eux, et non Wilfred le chat, parce que lui ne pouvait pas comprendre. Il avait un coeur, alors que nous non, il allait donc nous induire en erreur. Ca a duré plusieurs heures, il y'a eu beaucoup de cris, quelques pleurs, mais on en est arrivé à une seule et unique conclusion : Le courant devait repasser en moi. Tout bêtement. Le courant devait refaire battre mon coeur.

Après ça, j'ai tenté de me reconstruire un nouveau rythme sans mon bocal à coeurs. C'était dur. Vous savez, quand vous n'avez l'habitude de quelque chose, que ça vous est vital et que d'un coup, ce petit quelque chose n'est plus là. Vous n'êtes plus qu'un objet inanimé, un petit soldat de plomb inerte dans son lit le matin, à entendre son réveil sonner en déroulant une infinie que vous ne pouvez attraper. Et ne plus savoir quoi faire. Ne plus avoir l'étincelle de provoquer la vie. J'ai donc arrêté d'aller à l'école, bien sur maman n'en savait rien. Je partais avec mon vélo le matin, j'attendais une quinzaine de minutes derrière l'arbre devant la maison, et une fois sa voiture partie je me faufilais jusqu'à la petite fenêtre de la salle de bain restée ouverte. Et à partir de ce moment là, j'avais tout ce royaume pour moi, et mon plan.
J'ai pensé d'abord, à des petites piles. Je suis donc allé chercher mon réveil. En le tapant du plat de ma main j'ai fait tomber les piles. J'ai mis mon index gauche, et droit dans ma bouche pour les mouiller, et une fois la chose faite, j'ai fait pression en mettant la pile au milieu. Il ne s'est produit qu'une gentille petite chatouille. Rien de plus. Je sentais mon coeur ralentir un tout petit peu. J'ai vite compris que le temps pressait, qu'il fallait que je me dépêche de trouver un solution si je ne voulais pas mourir d'une panne électrique. Ou devenir un enfant mort-né, qui n'avait que commencé à vivre. Stillborn, comme disait Madame Colline à l'école. Je trouvais le mot joli, mais je n'avais en aucun cas l'envie d'en devenir un alors j'ai couru au supermarché m'acheter quatre paquets de piles avec mes économies. Les bonbons attendront, pour l'instant je n'ai plus le pouvoir de les déguster, ils n'ont plus de gout... Alors autant manger des cailloux et acheter des piles. De retour à la maison, j'ai mis cinq dans un verre d'eau. Et je l'ai bu, d'une traite, avec un peu de sirop de fraise. Ça n'a rien fait. Échec total.
Du coup, j'ai filé dans la baignoire, j'aime beaucoup les baignoires, et j'y ai déversé un paquet entier. Je m'y suis glissé tout habillé, et j'ai attendu. Dix minutes, un livre à la main. Vingt minutes, je joue avec le cordon de mon pantalon. Quarante minutes, l'eau est glacée. Au bout d'une heure, je me suis dit que ça n'était plus la peine d'attendre. Le rythme de mon tictocard diminuait encore. La peur apparaissait pendant que toutes mes hypothèses tombaient à l'eau. Et moi j'étais là, dans mon bain, tout habillé. En train de devenir un enfant mort-né qui ne connaissait plus la vie.

J'ai décidé de faire mon pirate de baignoire, et j'ai pillé l'armoire à pharmacie. Coupe-ongles en main, et j'ai ouvert mon avant-bras de 5 centimètres environ. J'y ai glissé une pile électrique à l'intérieur et j'ai refermé avec des pansements. Ça ne collait pas très bien avec les vagues rouges qui s'en échappaient, mais je les ai placés en croix, et ça tenait tout de suite mieux. J'ai senti un petit frisson qui partait de mon bras et qui se propageait partout dans mon corps. Un peu de chaleur et un léger tic tac qui résonnait.
J'ai tenu trois jours comme ça, en changeant de pile à intervalle régulier toutes les cinq heures. Je mangeais de nouveau des bonbons qui avaient gout de soleil. Je buvais de la limonade qui éclatait dans ma bouche. Et ca me faisait rire.
Au bout du troisième jour, Maman l'a remarqué. Ce trou dans mon bras. Ça me piquait, et la plaie commençait à sentir un peu bizarre, bref ça a attiré son attention. J'ai fini par attendre deux heures aux urgences, elle m'a trainé de force dans la voiture pour m'y emmener. Le chirurgien m'a dit de ne pas recommencer, c'était mauvais pour mon coeur. Et mauvais tout court d'ailleurs. Je n'y croyais pas trop. De retour à la maison, j'étais surveillé sans arrêt. Mes batteries se déchargeaient et il fallait que j'opère.... Vite. Je lui ai donc fait le coup des piles trois fois en attendant de trouver une idée, ce qui m'a valu trois séjours aux urgences. Et ça a probablement provoqué celui-ci, dans cette chambre sur ce lit à ressorts. Mais tout cela est voulu.

Suite à l'épisode des piles, j'ai tenté d'innover un peu. Il me fallait plus que ça. J'ai mis les doigts dans les prises. Ça m'a fait survivre une journée. J'ai mis dans ma bouche le câble d'alimentation du téléphone. Deux jours. Je me suis collée aux antennes sur le toit pendant un orage. Quatre jours. Mais je ne retrouvais pas cette étincelle. J'étais définitivement vide. Je n'étais plus mort né, je n'avais jamais existé. Au bout d'une semaine, j'étais à plat, et je n'avais toujours pas d'idée révolutionnaire. Je commençais à m'inquiéter vraiment, alors, désespéré, j'ai dansé la tête cognée contre les murs. J'ai dansé tellement fort, que maman m'a emmené ici.
Et maintenant, je suis là, forcé à raconter ma vie à un homme qui a raté la sienne et à rester assis sur un lit trop blanc et trop propre. Dans une pièce sans courant électrique, condamné à mourir à petit feu. Et c'est là que le déclic est arrivé, j'ai compris ce qu'il me restait à faire en regardant les affiches placardées dans le couloir. Je n'ai plus qu'une solution pour refaire battre mon coeur, et cesser d'être un robot sans pile. Et si j'échoue, autant me débrancher. "


— C'est tout ce que nous avons trouvé. Le petit Otto Ellis n'a laissé dans sa chambre que cette feuille griffonnée. C'était peu avant son transfert dans le bâtiment G... Un gamin de 12 ans qui s'est payé notre tête, vous y croyez vous Docteur ? !

— Vous n'avez rien vu d'autre ? La suite de son histoire par exemple ? Car en thérapie, il n'est plus bien causant depuis son traitement.

— C'est à dire qu'il n'est plus vraiment en état d'écrire à présent. Son ambition de finir à coté d'une princesse dans une étagère à la bibliothèque municipale tombe à l'eau. Le bougre qui s'occupait des électrochocs les a mal placés. Ça l'a rendu aveugle.

— Oui j'ai vu ça, ça arrive. Pauvre gosse.

— Mais regardez-le de plus près, Docteur, regardez ce beau sourire sur son visage. Il rayonne. On entendrait presque son coeur battre. *

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